Allons-y-Alonso

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Le pourquoi du comment.

Hello hello !

Je ne sais pas si tu te souviens (un été est passé depuis !) mais dans ma dernière lettre, j’évoquais l’éventualité de te parler d’un sujet un peu moins sérieux.
Here we are!
Ça fait longtemps que je souhaite t’en parler car il me tient vraiment à cœur : mon tout premier projet relatif au papier, qui symbolise la fin d’un cycle (universitaire) et le tout début d’un autre (celui que tu connais aujourd’hui).

On me demande souvent comment j’en suis venue à me spécialiser dans la papeterie. Je crois bien qu’une grosse partie de la réponse se trouve là – dans les prochaines lignes.
Laisse-moi te raconter comment tout a commencé.


Once upon a time…

J’ai 20 ans, des cheveux beaucoup plus longs et beaucoup moins d’encre sur la peau.
Après 5 ans d’études, il était temps pour moi de quitter le nid douillet de l’école. Et pour ça, je devais l’ultime épreuve : présenter un projet de fin d’étude.
Spécialisée dans le graphisme, il semblait évident que mon travail allait y toucher.
La première difficulté a été de trouver un sujet… Après plusieurs semaines (voire des mois) de réflexion, il m’a été nécessaire de retourner à la source même de mes choix : qu’est-ce qui me plaisait autant dans le graphisme ? Par hasard, j’ai retrouvé mon carnet de recherches de l’époque, et voilà ce que j’avais écrit :
J’aime le graphisme quand c’est personnel, le graphisme qui me touche par le rêve, la poésie, l’imaginaire, la surprise, l’inattendu…
Et puis en bas de page, cette phrase : le poète au service du design doit affuter ses connaissances de l’humain, de ses émotions, de son imaginaire.

L’intime serait-il donc moteur de création ?

Ok. Je tenais une piste !
Pour aller plus loin, je me suis posée cette question : comment aborder cet intime ? comment provoquer des émotions ?
Comment voir autrement ?
Le verbe voir signifie percevoir par la vue. Mais alors, si je souhaite voir autrement, ne faudrait-il pas que j’utilise un autre sens ?
Le toucher ? Hm… trop facile. L’ouïe ? Ça pourrait marcher. Mais c’est au final l’odorat que j’ai choisi.

« Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, doux comme les hautbois, verts comme les prairies » Baudelaire.

L’odeur est créatrice d’émotions. Personne ne peut le nier, l’odeur ouvre une 4e dimension dans notre monde et touche directement à l’intime. (ça a d’ailleurs été toute la thématique de mon mémoire. C’était passionnant !)
« Perfume is a veil that reveals the soul. Perfume is the fanfare of our individuality sounding different to every one who listens. Perfume is an adventure. » (Christopher Brosius – Parfumeur)

( traduction : Le parfum est le voile qui révèle notre âme, la fanfare de notre individualité qui sonne différemment pour toux ceux qui l’écoutent. Le Parfum, c’est une aventure.)


La boucle est bouclée, j’avais mon sujet.


Mon projet de fin d’année, en tant que future designer graphique, avait donc pour mission d’exprimer graphiquement les émotions créées par le parfum / les odeurs.
Mais comment ? Par l’illustration ? Par la typo ? Par les couleurs… ?
Non, ça ne fonctionnait pas. C’était trop simple, trop ”visuel” pour un sujet si abstrait. Ça manquait de subtilité.

Et puis j’ai rencontré Vincent Perrottet (graphiste militant depuis 1983). Même après deux ans en design globale, je crois que je n’avais pas réellement saisi à quel point je pouvais combiner le graphisme et la matière. À quel point je pouvais inclure la matière dans ma réflexion. C’est lui qui m’a ouvert les yeux avec cette phrase on ne peut plus banale : mais qu’est-ce que tu vois Audrey en regardant une feuille ?
A – … [silence un peu gêné – c’est quoi cette question ?]
V – Regarde bien. Le papier a deux faces (recto/verso) oui, mais comme tout autre objet, elle est en 3 dimensions, avec bien 4 côtés distincts (les tranches).

Et là… Révélation. Non mais vraiment, avec l’halo de lumière et tout ! Je venais d’entrer dans un nouveau monde. On venait de me mettre des lunettes sur le nez – non, mieux ! J’étais Harry qui voit un mur de briques s’ouvrir devant lui pour dévoiler le chemin de Traverse à l’intérieur d’un pub miteux à Londres (la magie en moins…)
Je touchais enfin du doigt ce qui m’avait perturbé toutes ces années. Jusque là, même après 5 ans de graphisme, je ne m’étais jamais vraiment sentie à l’aise sur le sujet.
Et en deux secondes, ça avait fait tilt. Tout s’est mis en place. Le papier qui était plat, lambda avait pris une nouvelle profondeur. De simple support, il est devenu matière.

J’avais enfin trouvé ma pièce manquante. Comment avais-je pu rester autant à la surface des choses ?
Il était temps que je m’éclate à explorer et brouiller la frontière entre graphisme et papier.

J’ai donc créé un livre. Un livre où chaque page est une enveloppe qui renferme une caractéristique, un principe lié au parfum, où chaque page devient une expérience à part entière :
Sens.



Sens. traduit de manière visuelle, textuelle et poétique les particularités de l’odeur.
Sens. convient le lecteur à déshabiller, expérimenter et entrevoir une partie du trésor des arômes.
Sens. apprend à voir par le nez.

Car “celui qui maîtrise les odeurs, maîtrise le cœur des hommes. ” (Le Parfum par Patrick Süskind)

En voici quelques extraits :

La Volupté

Tout d’abord, qu’est ce qu’une odeur ? A priori, c’est léger, voluptueux, éphémère et fragile.. C’est pourquoi j’ai travaillé le papier de soie pour évoquer subtilement ces quatre caractéristiques. Comme un nuage de souvenirs, l’objet invite à entrer dans le monde de l’odorat.

La Réminiscence

L’odorat est le sens le plus profond de la mémoire humaine. Une simple respiration peut nous ramener à un souvenir enfoui au plus profond de notre être. Déchirée comme un souvenir oublié, cette photo est un gage d’un moment précieux d’une vie passée, que l’odeur, représentée par le fil, vient relier au présent. Entre présent et passé, nous nous retrouvons alors hors du temps. Le voile du passé relevé, les souvenirs reprennent forme…

La Nudité
La phrase de Louis d’Aragon, « le parfum d’une femme, c’est son secret. Le dévoiler c’est se déshabiller devant le premier venu » représente l’a source d’un désir. Avec élégance, cet objet, comme une parure de dentelle, ne fait qu’un avec le corps, comme le parfum ne fait plus qu’un avec la peau.

« Ça sent beau »

Cet objet illustre l’idée du filtre d’amour, la séduction par les odeurs, et la manière dont elles peuvent éblouir une personne. Chaque page de cet objet représente une odeur en particulier. Une fois assemblées, elles forment alors cette phrase de Baudelaire, tirée d’une lettre d’amour écrite à Jeanne Duval : « Songez donc que quand j’emporte le parfum de vos bras et de vos cheveux, j’emporte aussi le désir d’y revenir et alors, quelle insupportable obsession. »


La déclaration d’amour

Après la séduction, vient la déclaration. Le parfum est alors là pour transmettre un message caché, un message codé qu’on souhaite subtilement faire comprendre.
Un message à double lecture…


Et voilà ! C’est ainsi que comment tout a commencé.
La suite, tu la connais. Elle est là, avec Allons-y Alonso. Et j’espère qu’elle te plait autant qu’à moi !

Je finis cette lettre en te citant un second graphiste que j’admire beaucoup et dont la manière de pensée m’a longtemps inspirée, Fabrice Praeger.
« [La communication par les cartes de vœux] est un sujet que j’affectionne tout particulièrement tant elles cristallisent en général les travers de la communication : banalisées, banalisantes, distantes, désincarnées, parfois hypocrites, souvent affligeantes…, quand elles pourraient être généreuses, lumineuses, malignes, alors porteuses pérennes de l’image de l’entreprise (autre mission ”rentabilisante” a minima d’une bonne carte de vœux) »


Aller, la prochaine fois, on parlera technique !
See ya !


PS : En attendant, si tu le souhaites, je serais ravie de discuter plus de ce projet et de mes recherches avec toi ! C’est un sujet qui m’a passionné pendant plusieurs mois et qui est toujours là, dans un coin de ma tête ! Alors n’hésites pas !